top of page

Le cadran de Xelor

       Maintenu fermement par Harry, le lieutenant de Trinita ne put rien faire quand Khaltos et Arona lui brisèrent l’échine de deux coups simultanés. Dans un craquement épouvantable, la tête du Sacrieur se retourna à quatre-vingt-dix degrés. Le regard vide, le pirate s’agita des spasmes de la mort. Quand enfin son corps s’affaissa, les Seconds d’Anth Ourloup s’autorisèrent un soupir de soulagement. Laissant glisser le cadavre le long de ses griffes dorées, Harry sentit l’adrénaline le quitter peu à peu. Le sort brisé, il tituba sur sa jambe de bois, quand il reprit forme humaine. In extremis, il se rattrapa à Touf Nette, qui avait planté ses griffes dans le bois du Vagalame. Relevant la tête, l’Enutrof sourit avec gaillardise à ses camarades.​
​

       -On a fini par l’avoir cette sal’té !​
​

Livide, pas tout à fait remis de ses premières blessures, Arona s’agrippa à son tour au phorreur.​
​

       -M’en parle pas. Je sais pas ce qu’elle leur filait à manger mais c’est du lourd !​
​

Khaltos, agrippé à la Gueuse, opinia du chef.​
​

       -Faudrait que je goûte leur rhum. C’est peut-être ça !​
​

Le Sacrieur se mit à rire.​
​

      -Ben tiens ! T’es pas censé être en désintox toi ?​
​

Son ami sourit, révélant des canines proéminentes.​
​

      -Un truc pareil, ce serait du gâchis de le perdre !​
​

Harry caressa distraitement la tête de son phorreur.​
​

      -Ben magne-toi alors. Parce que dans vingt minutes, on trinquera au fond des abysses !​
​

      Le Iop se retourna et jura. La situation  était catastrophique. Trois mètres plus haut, les lourds coffres remplis d’or que l’Enutrof et Anaye avaient ramenés du Mululement Frelaté, étaient à deux doigts de se renverser et de basculer soixante mètres plus bas, sur le bâtiment de la dunette. Un instant, il voulut grimper au plus près du beaupré et consolider les amarres de ce merveilleux butin. Puis, voyant que le capitaine lui faisait signe de le rejoindre, Khaltos soupira.​
​

        -Faîtes le maximum pour sauver cet or. Moi, je dois apprendre à voler à la gamine.​
​

Harry fit les yeux ronds. Arona, également au courant du plan d’Anth Ourloup, sourit.​
​

       -Vas-y mollo hein ? Elle va rien comprendre !​
​

       Le Iop sourit. Puis, invoquant son pouvoir, il bondit à près de dix mètres de haut. Et alors qu’il atterrissait avec fracas, sur le pont ravagé de la caravelle, l’Enutrof adressa un regard curieux à Arona.​
​

        -C’est quoi cette histoire ?​
​

Le Sacrieur sourit.​
​

        -Ah ! Je te laisse la surprise ! Mais sache que c’est toi qui as inspiré la manÅ“uvre.​
​

Et alors que Harry lui adressait un regard bovin, le Second du capitaine partit d’un grand éclat de rire.

 

​



@@@@@@@





​
       Quand le Iop atterrit à moins d’un mètre d’elle, défonçant le parquet sous l’impact, la Xelor sursauta. Livide, elle s’agrippa au capitaine et manqua de peu de tomber dans le vide.​
​

       -Qu’est-ce que… ?!!​
​

Khaltos lui ébouriffa gentiment les cheveux, chopant Lear par la taille et le plaçant d’autorité sur son épaule.​
​

       -C’est moi crevette !​
​

Azur s’épanouit d’un grand sourire.​
​

       -Kal ! Tu va bien !​
​

Le Iop adressa un sourire amusé au capitaine qui ne lâcha Trinita du regard que le temps de lui répondre.​
​

       -Les émouvantes retrouvailles ce sera pour plus tard, gronda-t-il. Je compte sur toi Or.​
​

La gamine sentit son cœur s’emballer si vite qu’elle en eut la nausée.​
​

       -Capitaine je…je n’ais jamais fait ça !​
​

       -J’en ai rien à foutre. Kal, met-la moi sur orbite.​
​

      Hoquetant, la Xelor sentit la grande main du Iop la saisir par la ceinture de sa tunique. Terrifiée, Or lâcha le capitaine et s’agrippa au bras du Second.​
​

       -Je…je ne veux pas…​
​

       Fermant les yeux, Khaltos retira le bandeau qui entravait le regard de la Xelor. Et ne laissant pas à la gamine le temps de s’en offusquer, il la souleva de terre et arma son bras.​
​

       -T’inquiètes ma belle, c’est juste un mauvais moment à passer !​
​

       Quand elle sentit le mouvement d’impulsion, la jeune fille crut qu’elle allait s’évanouir. Brusquement, le Iop la projeta vers le ciel. Poussant un cri d’horreur, Azur crut que son estomac était resté sur le pont, tandis qu’elle filait dans les airs. Malade de peur, elle ouvrit de grands yeux terrifiés sur un monde de cauchemar. D’un seul regard, elle vit tout. La tempête, le ciel lourd de nuages et les ténèbres du soir qui grandissaient. L’océan en furie, les vagues déchaînées et les navires brisés, enlacés dans une étreinte mortelle. Enfin, elle vit ses amis, tous en vie, certains blessés, qui la regardait monter vers le ciel. C’est à cet instant là que Or se sentit gagnée par une sensation de vide. Cessant de hurler, elle prit une grande inspiration. Cassant ses reins en deux, elle opéra un salto arrière et se remit d’aplomb.​
​

       Lorsqu'elle sentit le mouvement ascendant s’inverser, elle joignit ses mains et forma l’incantation qui lui permit de matérialiser son cadran. Aussitôt que l’aiguille centrale fut apparue, elle se téléporta sur une case horaire. Cerclée de bleu, le disque composé d’énergie pure lui permit de se maintenir dans le vide. Abasourdie, la Xelor vit que Khaltos l’avait expédiée à hauteur du fanion du Vagalame. Lévitant à plus de cinquante mètres de haut, la jeune fille s’interdit de paniquer. Ce qu’elle allait tenter, relevait du domaine de la folie. Mais ne fallait-il pas être un peu fou pour imaginer une manÅ“uvre aussi désespérée ? Soulagée de s’être économisée durant ces trois longs jours de navigation, la jeune fille remercia mentalement son ami Lear.​
​

       C’est lui qui s’était inquiété quand le Vagalame avait commencé à sombrer. Ayant amené Arona auprès d’Albynn pour qu’il le soigne, la poupée lui avait demandé ce qu’il advenu d’Azur. Ã‰puisé par tous les soins qu’il ne cessait de prodiguer, l’Eniripsa avait balbutié qu’il avait enfermé la petite dans une des cabines d’équipage. Envahi d’un sentiment d’horreur, Lear n’avait pas attendu que le guérisseur lui confie la clé de la porte. Armé de ses poupées explosives, il avait gagné le bâtiment inondé et détruit la dite porte ainsi qu’une bonne moitié de la cloison. Juste à temps. Or était à la limite de la noyade quand une de ses invocations s’était enfin emparée d’elle. La Xelor sourit. Si son ami n’avait pas été là, elle aurait fini par céder et gaspillé de précieuses étincelles de pouvoir. Et à tout du moins, elle lui devait surtout la vie.​
​

       Se téléportant tour à tour sur chacune de ses cases horaires, Or Azur se retrouva pour finir, aux côtés de son aiguille. Absorbant tout le temps que celle-ci contenait, elle prit sa place au centre du cadran. Et alors qu’elle allait entamer son incantation, un son sec lui fit tourner la tête. Claquant au vent, la bannière de la Vague Vaudoo exhibait un crâne masqué et coiffé d’un haut-de-forme. La saisissant de la main gauche, Azur sourit. La Vague, c’était sa famille, le Vagalame, sa maison. Il était de son devoir de tout tenter pour le sauver.​
​

        Or ferma les yeux. Laissant libre court à son pouvoir, la jeune fille perdit pied avec la réalité, sa main agrippée à la bannière. Autour d’elle, les cases horaires se mirent à tourner, à la façon des cartes de Résie. Se dupliquant par centaines, elles formèrent une multitude d’anneaux scintillants. Irisés de lumière bleue, ils se mirent à grossir, formant peu à peu une sphère armillaire gigantesque. Sous les yeux médusés de Trinita, d’immenses horloges enveloppèrent progressivement les deux navires.​
​

       -Mais qu’est-ce que… ?!​
​

       Anth Ourloup sourit. Sous les yeux ébahis de son équipage, le miracle eut lieu. Lentement, jusqu’alors piégés des abîmes, des milliers de débris remontèrent à la surface. Suffoqués, Ymaj et S’Tabwar qui terminaient de ligoter Galactée à la rambarde, virent des pans de coque, de mâts, de poulies, de manilles, de sabords et de toutes sortes de pièces d’agrès, sortir en bouillonnant des flots. Lévitant dans les airs, ces centaines et ces centaines d’éclats et de brisures, regagnèrent lentement leurs places initiales. Des voiles entières s’extirpèrent des eaux, semblables à des monstres fantomatiques. Au rythme des ondulations des cadrans, les deux navires reprirent peu à peu leur apparence initiale. Les batteries se remirent d’aplomb, les boulets perdus regagnèrent leurs caisses, les baux redonnèrent aux ponts, leur rectitude d’origine, les bômes et autres espars se tendirent à nouveau, les mâts brisés se soulevèrent dans les airs, pointant de nouveau leurs cacatois vers le ciel et les cordages craquèrent enfin, libérant des voiles intactes, que gonfla aussitôt le vent.​
​

       La scène irréelle, vibra durant ces merveilleuses minutes, au rythme du temps. La lumière des anneaux illumina cette infime partie de l’océan, palliant la lueur déclinante du soleil couchant. Peu à peu, le Vagalame et le Mululement Frelaté reprirent leurs courses effrénées sur la ligne du temps. Toujours soudés l’un à l’autre par des amarres à présent fermes et solides, ils s’extirpèrent des flots, exhibant leurs dunettes en parfait état. Retenant de justesse sa mâchoire qui menaçait de s’écraser par terre, Ymaj fut le premier à s’exprimer.​
​

       -Non mais c’est quoi ce truc ?!​
​

Alaixtorne, qui retrouvait avec plaisir un sol de nouveau stable, lui répondit :​
​

       -Elle se contente de reproduire ce qu’elle a fait à Harry. Mais à plus grande échelle.​
​

La main toujours soudée au cadavre de Seïk, Winch passa du blanc au vert.​
​

       -QUOI ?! On va rajeunir nous aussi ?!!​
​

La roublarde sourit.​
​

       -Tant qu’elle ne te regarde pas e, face et qu’elle se concentre sur le navire, ça devrait aller.​
​

Ymaj sentit le pont se remettre d’aplomb sous ses pieds.​
​

     -Elle fait rajeunir les deux navires, c’est tout simplement génial ! Vous croyez qu’elle accepterait de faire le ménage chez moi ?!​
​

Non loin, S’Tabwar frémit.​
​

      -Et euh…ça va s’arrêter quand ? Non parce qu’on aurait l’air malins si le Vagalame revenait à l’état d’esquisses sur papier !​
​

Résie, gagnée par l’excitation de cet instant magique, se mit à rire joyeusement.​
​

       -Tu nous imagines à quinze sur un bout de parchemin ? Le délire !​
​

Même Anaye, peut-être pour la première fois de sa vie, s’autorisa un mince sourire.​
​

       -Je ne savais pas qu’elle était capable d’un truc pareil.​
​

Seul Albynn demeurait lucide et ne se leurrait pas.​
​

       -Elle ne devrait même pas pouvoir le faire. C’est du suicide.​
​

Winch tourna les yeux vers son ami.​
​

       -Que veux-tu dire ?​
​

     L’Eniripsa n’eut pas le temps de répondre. À présent en parfait état, les deux navires bondirent en avant, violemment emportés par le vent qui s’était engouffré dans les voiles. Surpris, les Vagueux durent s’agripper à tout ce qu’ils pouvaient, sous peine de basculer par-dessus bord. Les ultimes débris et esquilles de bois ayant regagné leur place, Azur sentit le vide l’appeler. Quand elle perdit connaissance, les ténèbres l’engloutirent.​
​

       Dissipant ses particules de magie au grès des bourrasques, le cadran s’effilocha à la manière d’une feuille réduite en cendre. Inanimée, la Xelor fit une chute vertigineuse. Tête levée, Khaltos plia les genoux et bondit à sa rencontre. La saisissant par la taille, il retomba ensuite, impactant le bois de la caravelle à la place de la jeune fille. Et alors que ses camarades se précipitaient autour de lui, Albynn parvint par miracle le premier, au chevet de la Xelor. Satisfait, Anth Ourloup balaya du regard le résultat de ses longues soirées de réflexion. Le regard brûlant de haine, Trinita poussa un cri de rage.​
​

         -Comment une gamine peut-elle faire ça ?!! Le savais-tu seulement ?!!​
​

      Le capitaine se décida à lâcher la corde qui l’avait maintenu d’aplomb. Son puissant navire bondissait de nouveau comme un jeune étalon. Il devait très vite renvoyer Khaltos à la barre et ses pirates aux voiles et aux manÅ“uvres. Les vagues étaient moins fortes qu’au début de l’affrontement mais elles demeuraient assez hautes pour faire chavirer les deux navires si on les laissait libres de leurs mouvements. Mais le Iop demeurait agenouillé au centre de ses camarades et l’inquiétude se lisait sur son visage. La maintenant dans ses bras, il ne cessait de secouer doucement la petite Xelor. Toujours agrippé au phorreur de Harry, sur le pont du Vagalame, ce fut Arona qui eut la présence d’esprit de se précipiter sur la barre. Rassuré, Anth Ourloup revint à Trinita.​
​

       -Je n’en savais rien jusqu’à notre départ. La gamine a fait rajeunir mon Enutrof de cent ans d’un seul regard ! C’est ce qui m’a inspiré pour remettre le Vagalame à flot.​
​

Puis, s’étant rapproché à moins d’un mètre de la roublarde, il la toisa, un sourire victorieux aux lèvres.​
​

       -J’ai gagné Trinita.​
​

      Fulminant, la jeune femme tendit d’une main tremblante un rouleau de parchemin. Le saisissant, le capitaine appela sa compagne qui se porta aussitôt à ses côtés. S’emparant de la carte, Alaixtorne l’ouvrit avec délicatesse, prenant garde de ne pas l’exposer plus que nécessaire aux éléments. Au bout de quelques secondes seulement, elle hocha la tête.​
​

       -Elle me paraît authentique.​
​

Le capitaine sourit.​
​

      -Parfait. Retournez au Vagalame très chère et déroulez cette merveille sur mon bureau. J’ai du travail ce soir.​
​

       Trinita siffla de colère. Le regard chargé de haine, elle tenta de se redresser. Le canon de son revolver collé à son front, Anth Ourloup l’en dissuada.​
​

       -Laisse tomber. Ton navire, ton or, tes armes, tes hommes et ta carte sont à moi. Et en ce qui concerne ta vie…​
Avec effroi, la roublarde vit son allié d’autrefois se lécher les lèvres avec avidité. D’une voix rauque, il lui susurra :​
​

       -J’en déciderais sous peu.​
​

       Trinita baissa les yeux, vaincue. Et alors que S’Tabwar se précipitait avec des cordes pour lui lier les mains, la jeune femme murmura d’une voix éteinte :​
​

       -Fais de moi ce que tu veux. Mais sache que tu t’es trompé de cible Anth Ourloup…

bottom of page