top of page

Fureur fraternelle

       Intrigué par l’étrange son qui semblait venir vers lui, Arona suspendit son geste. Occupé à aligner toute une série de calculs sur un parchemin, il reposa sa plume et se retourna, avisant le Iop. Ce dernier surprit son regard et haussa les épaules.

​

       -C’est l’arbre du gouvernail qui cliquette comme ça ? demanda le Sacrieur.
 

Le géant fit non de la tête.
 

       -La barre est fluide.
 

Puis d’adresser un grand sourire à son camarade, révélant deux canines saillantes.
 

       -Et moi qui pensais que c’était tes méninges qui carburaient à plein régime !
 

       Arona n’eut pas l’occasion d’envoyer sa répartie. Une touffe de cheveux en bataille apparut en haut de l’escalier menant à la dunette. Et sous la tignasse rebelle, une bouille aux joues roses, entravée d’un bandeau sur les yeux. Posant avec précaution un pied devant l’autre, Or tenait dans ses mains, un plateau à l’équilibre précaire. Le bruit qui chatouillait ainsi les oreilles d’Arona depuis un moment, provenait en réalité de deux tasses qui ne cessaient de s’entrechoquer. Le Second du capitaine soupira.
 

       -Or, tu te fiches de moi ! Qu’est-ce que tu fous ici ?
 

La Xelor rougit de plus belle.
 

       -Je…j’ai perdu un pari contre Résie.
 

       S’écartant de la barre et ne la tenant plus que d’une main, Khaltos alla s’emparer d’une tasse.  La gamine ne lui arrivant qu’à mi-poitrine, il dû se pencher pour lui murmurer un « merci chérie » à l’oreille. Et alors qu’Azur manquait de s’étrangler, le Iop fit les yeux ronds, quand il constata que la moitié de son kafay s’était fait la malle sur le plateau de la Xelor. Se servant de même, Arona tira à son tour une tête qui en disait long sur ce qu’il pensait.
 

       -Azur. Prend ce que je vais te dire comme un ordre définitif.
 

       La gamine se figea, son plateau dégoulinant de kafay toujours en équilibre dans ses mains. Il était heureux qu’elle ait les yeux bandés sinon, elle aurait été vaporisée par le regard noir que lui asséna le Sacrieur.
 

       -Plus de paris avec Résie Stance. Compris ?
 

Or déglutit péniblement.
 

       -Je…oui.
 

       -Et où est passé Lear ? Il était censé te surveiller !
 

Étrangement, la Xelor fit trois pas en arrière.
 

       -Euh bah…je…il…il prend un bain.
 

       -Comment ça il prend un bain ?!
 

       -Oui, oui. Avec Aria.
 

       -QUOI ?!! AVEC MA SOEUR ?!!!!!!!
 

       Mort de rire, Khaltos s’écroula sur la barre, faisant brusquement gîter le Vagalame sur tribord. Déséquilibrée, Or tomba en arrière et dégringola les marches sur le dos. Arona se rattrapa in extremis à un cordage, mais ne parut même pas se rendre compte qu’ils étaient tous passés à deux doigts de chavirer. Les yeux flamboyants de colère, il descendit l’escalier à toute allure, enjamba la Xelor un peu sonnée et fonça comme une furie vers la cambuse. Quand il passa en trombe devant les bureaux du capitaine et d’Alaix, celle-ci manqua de se faire faucher, quand elle jaillit hors de ses appartements.
 

       Heureusement pour la roublarde, ce fut la lourde porte de chêne qui impacta le Sacrieur. Médusée, Alaix ne vit d’Arona qu’une flèche rouge de colère qui défonça sa porte, la faisant violemment sauter hors de ses gonds. La paroi de bois à moitié défoncée, Alaix papillonna des yeux puis se racla la gorge. Se redonnant une contenance, elle fit mine de vouloir refermer la porte, porte qui revint s’écraser contre le mur du couloir. Anth Ourloup, alors installé dans un grand fauteuil, lui adressa un regard interrogateur. Sa compagne haussa les épaules.
 

       -Arona nous devra trente-sept Kamas pour la porte.
 

       Le capitaine opina du chef. Et tandis que la roublarde s’asseyait en amazone sur un coin de son grand bureau, Anth Ourloup adressa pour la énième fois un sourire qui se voulait rassurant, à son interlocuteur. Pour se faire, il se pencha en avant, posa ses coudes sur le bureau, croisa ses longs doigts et sourit jusqu’aux oreilles. Et bien loin du sourire censé être apaisant, il sembla plutôt à Albynn d’être sur le point de se faire bouffer par un requin.
 

       -Je n’avais pas le choix Albynn, susurra le capitaine de sa voix grave. Je manquais de temps pour t’expliquer. Et puis tu me connais : frapper d’abord, parler ensuite.
 

       Le petit albinos manqua d’en tomber de sa chaise tant il tremblait. Raide comme une planche, il se mit à bégayer avec effroi.
 

       -Vous…vous m’avez kidnappé ! Dans mon sommeil ! Espèce de…de…monstre !!
 

Anth Ourloup écarta les mains et inclina la tête.
 

       -Je reconnais qu’il était superflu de t’assommer et de te ligoter. Mais je devais être discret sur ce coup-là.
 

      Albynn voulut répondre mais un cri de bête enragée jaillit du couloir, manquant de le faire s’évanouir. Alaix se contenta de remettre une mèche de son opulente chevelure noire derrière son oreille, l’air de rien. Anth se tourna vers elle.
 

       -C’est quoi ce barouf ? Et qui a fait gîter le Vagalame comme ça tout à l’heure ?
 

La roublarde se redressa.
 

       -Je vais voir.
 

       Passant à côté d’Albynn, elle lui tapota l’épaule. Les yeux remplis de larmes, le petit Eniripsa lui adressa un regard implorant. Demeurant de glace, la jeune femme se contenta de lui murmurer un « j’en suis passé par là moi aussi, courage » et s’en alla, légère comme une plume. Demeuré seul avec le capitaine, Albynn entama une lente descente le long de sa chaise, tentant en vain de disparaître entre les lattes du plancher.
 

       -Vous…vous devrez en répondre aux Steamulants !
 

Anth Ourloup balaya l’argument d’une main.
 

       -Prends ce petit voyage comme un stage intensif. Tu vas pouvoir affiner tes techniques de suture ! Il paraît que tu n’es pas mauvais pour remettre les viscères là où elles devraient être.
 

L’Eniripsa devint livide.
 

       -Je…je ne vois pas…
 

       -Et puis tu seras en sécurité ici.
 

       -Permettez-moi d’en dou…
 

       -Trop de monde te court après ces temps-ci.
 

       -Co…Comment ?!
 

       -Tu avais besoin de vacances.
 

       -Mais vous voguez tout droit vers la mort !
 

       -Question de point de vue.
 

       -Je veux rentrer chez moi !
 

       -Non.
 

       -Pitié !
 

       -Non.
 

       -Mais je…
 

       -Non.
 

       -…
 

Le capitaine se pencha en avant, son unique œil bleu semblant défier Albynn de tenter de s’échapper.
 

       -Autre chose ?
 

L’Eniripsa était à deux doigts de s’évanouir.
 

       -Je…je suppose que…
 

Anth Ourloup sourit de nouveau.
 

       -Parfait ! Autorisation de te promener sur le pont jusqu’au lever du soleil. Après, tu file à l’infirmerie. Prépare ton fil et tes aiguilles, ça risque de saigner un peu.
 

       -Je…je ne me sens pas très bien…Je crois que je vais vomir…
 

       -Va prendre l’air alors ! J’y tiens à ces tapis.
 

      Titubant, Albynn quitta le bureau du capitaine, le teint verdâtre. Enjambant avec difficulté la porte à demi détruite, il dû s’aider de la rambarde du couloir pour atteindre la sortie. Parvenu sur le pont, il ferma les yeux et hoqueta. Le vent avait forci et une bourrasque l’avait surpris, ébouriffant ses cheveux blancs. N’ayant guère le pied marin, l’Eniripsa sentit son mal de mer revenir au triple galop. Cherchant des yeux le bastingage, il courut s’y cramponner. À deux doigts de rendre son dîner de la veille, il réfléchit sérieusement à sauter par-dessus bord. Au moins ce cauchemar prendrait-il fin.
 

       Il avait en effet été mis dans la confidence et il savait pertinemment ce que le capitaine avait l’intention de faire. Ã‰puisé  Albynn se retourna et se laissa glisser le long de la paroi de bois. Fermant les yeux, il tenta d’habituer ses sens au roulis du navire. L’eau était son élément. Il était capable de s’adapter aux ondulations de l’océan. Le front moite, il s’obligea à respirer lentement et profondément. L’exercice fut difficile mais Albynn en avait vu d’autres et il parvint à recouvrir un peu d’énergie. Le regard fiévreux, il observa le navire dans ses moindres détails.
 

      C’était la première fois que l’albinos avait l’occasion de naviguer à bord du Vagalame. C’était un vaisseau immense et majestueux, superbe prise de guerre dont Anth Ourloup était très fier. Le clipper de quatre-vingt mètres de long pour vingt de large, bénéficiait d’un tirant d’eau d’à peine dix mètres à plein chargement, lui permettant de filer à la vitesse exceptionnelle de douze nÅ“uds, toutes voiles déferlées. Monstre de vitesse en raison de ses quatre mille cinq cent mètres carrés de voiles, le Vagalame était le clipper le plus massif qui existait encore. Eu égard à son poids et à sa taille, nul doute que celui qui avait conçu cet engin, n’était pas né de la dernière pluie. Albynn sourit. Plus haut, perché dans les cordages, Harry semblait s’amuser comme un fou. Ayant été informé au sujet de sa cure de jouvence,  l’Eniripsa chercha du regard le responsable de ce bazar.
 

       Ã€ l’autre bout du navire, Winch Hexter tournait joyeusement autour d’une magnifique jeune femme. Rougissant, l’Eniripsa se rendit compte que la roublarde était quasiment nue et ne prenait même pas la peine de voiler sa poitrine. L’infortunée Cilhex était trop occupée à tenter de désincarcérer une formidable rapière, du bois du mât de misaine, pour le faire. Et quand Winch jaillit derrière elle, saisit la ceinture de son pantalon de cuir et la trancha d’un coup de poignard, l’albinos ferma pudiquement les yeux. On entendit la jeune femme hurler de rage et un bruit de chute retentir aussitôt après. Entrouvrant à peine un Å“il, Albynn vit qu’il s’agissait de Harry, qui était tombé de ses cordages. Et il était inutile de se demander ce qu’il avait vu, pour avoir été distrait à ce point.
 

       Non loin, Or Azur se cachait derrière un plateau. Résie s’était elle-même dissimulée derrière l’adolescente et s’était départie de son habituel sourire mutin. Arona Demetriel semblait leur passer un savon monumental, hurlant des mots tels que « mutinerie », « bain » et « supplice de la planche ». Le grand Sacrieur tenait quelque chose dans sa main gauche, qu’il ne cessait d’agiter dans tous les sens. Au terme d’une engueulade qui ferait date dans les annales de la Vague, Arona planta sur la tête de la Xelor ce qu’il tenait en main : la petite poupée Sadida, dans laquelle Lear était incarné.
 

       Sonnée, la créature semblait avoir perdu connaissance, alors que Résie entraînait son amie à l’abri des foudres du Sacrieur. Et elles n’avaient pas encore disparues qu’il les menaçait encore de les faire mettre aux fers. Accoudées au bastingage de la dunette, Aria et Anaye observaient la scène, l’une rouge jusqu’aux oreilles et la seconde, arborant le ton neutre et désintéressé qui la caractérisait si bien.
 

       Albynn soupira et se remit vaillamment debout. Les membres de cet équipage ne tarderaient pas à savoir ce qui les attendait. Mais l’Eniripsa les connaissait assez bien pour savoir que, même lorsqu’ils prendraient conscience du danger, ils n’en iraient que plus joyeusement à la bataille. Aussi devait-il se reposer un peu. Il aurait besoin de toutes ses forces lorsque le soleil serait levé.

bottom of page