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Facéties

     Quand Résie arriva dans la cambuse, une délicieuse odeur de nourriture la fit saliver. Humant l’air riche en arômes, elle se dirigea tout droit vers les cuisines du navire. S’Tabwar avait beau être mauvais aux cartes, il se rattrapait avec succès aux fourneaux. Terminant de remplir un lourd objet de cuivre creux avec des légumes et du poisson, le Pandawa s’appliqua ensuite à caler le récipient dans un logement de brique. Précaution élémentaire sachant qu’un incendie étant ce qu’il pouvait arriver de pire sur un galion. Maintenant ensuite cette chaudière à l’aide de chaines rattachées à des anneaux métalliques, Ymaj se tourna vers le plan de travail central. Il était occupé à finir d’assaisonner une première soupe de pichons, quand l’Ecaflipette vint rôder dans son dos. S’Tabwar la foudroya du regard.​

 

       -Je n’ai plus aucun Kama à te filer, tricheuse !​



La jeune femme lui sourit puis désigna Or Azur, juchée au sommet d’une colline de patates.​

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       -Ce n’est pas toi que je viens défier Mèh, c’est elle.​
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       Le cuistot ne répondit pas, se contentant de gratter la fourrure de ses hanches. Le poil hirsute et tâché de traces brunâtres, le Pandawa ne s’entretenait pas beaucoup. Coiffé d’un grand chapeau flaqueux et d’un hakama tout élimé, il semblait avoir une sainte horreur de l’eau et ne jurait que par le lait de bamboo. Aussi ne devait-il pas voir très souvent la couleur du savon. Et si certains comme Aria, en avaient eu à redire quant à son affectation au poste de marmiton, la majorité s’en contentait très bien. Qu’importe que le Pandawa ait de la terre sous les griffes, tant que ses plats se mangeaient.​
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      Se détournant de lui, Résie enjamba quelques cageots de pommes de terre et avisa Or qui enchaînait en soupirant, une énième patate. Lear avait disparu. Sans doute était-il allé se promener sur le pont. Armée d’un petit couteau, la Xelor pelait les tubercules et les jetait ensuite dans un seau rempli d’eau. Amusée, l’Ecaflipette vit que six pommes de terre avaient atterris dans le seau tandis que dix autres s’étaient échouées à côté. Souriant, elle s’avança et tapota une jambe enserrée de bandelettes.​
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       -Ohé Or !​
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       La Xelor suspendit son geste et tourna la tête vers son amie. Si quelques rumeurs avaient autrefois circulées sur d’éventuelles cicatrices qui auraient défigurées la jeune fille, force était de constater aujourd’hui, qu’il n’en était rien. Or avait un visage tout à fait normal avec des joues encore roses de l’enfance et de charmantes petites fossettes quand elle souriait. Sa chevelure rose retombait en mèches effilées sur son front et sous ses yeux, deux étranges stigmates linéaires et irisés de bleu, descendaient sur ses pommettes. Yeux qu’elle avait heureusement masqués par le bandeau de Winch. Benjamine de la bande, tombée un peu par hasard dans l’équipage du capitaine Anth Ourloup, Or était une adolescente haute comme trois pommes. Surnommée la « p’tiote » ou la « crevette », elle en était venue à considérer les membres de la Vague comme sa famille.​
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       -Résie ! Tu es venue m’aider à peler les patates ?​
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       -Euh non, pas vraiment. J’ai un défi à te proposer Azur.​
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La gamine se renfrogna.​
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       -Un défi ? Contre toi ? Je vais le perdre à coup sûr.​
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       -Mais non voyons, ne sois pas défaitiste d’entrée de jeu !​
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    Or termina de peler une patate et la balança au hasard devant elle. Quand elle entendit un « plouf » caractéristique, elle parut satisfaite et enchaîna sur un autre tubercule.​
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       -Je n’ai pas le moindre Kama sur moi Résie. Alors que devrais-je faire si je perds ?​
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L’Ecaflipette commença à entortiller une mèche de ses cheveux blancs autour de ses doigts.​
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       -Eh bien…faire ma corvée à ma place.​
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       -Ta corvée ?​
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       -Je dois apporter le kafay aux chefs ce soir. Tu veux pas t’en charger à ma place ?​
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Azur bougonna.​
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       -Je te vois venir. Je vais en fiche partout sur les cartes d’Alaix et elle va me tuer !​
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      -Nooooon, je ne suis pas un monstre non plus ! Je me charge du capitaine et d’Alaix. Toi, tu t’occuperas de servir les Seconds.​
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La Xelor déglutit péniblement.​
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       -Arona et…Kal ?​
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Résie sourit vicieusement.​
     

      -Yep ! Et si je perds, je te remplace aux patates et tu pourras te reposer avant la bataille.​
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Or sourit.​
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      -Mmmh…Et en quoi consiste ce pari ?​
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    Adressant un clin d’œil à S’Tabwar qui la fusilla du regard en réponse, Résie grimpa sur le tas de patates et chuchota à l’oreille de la jeune fille. Celle-ci se mit aussitôt à rire.​
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      -Par Xelor ! Je joue !!



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       De là où elle se trouvait, Aria Demetriel avait une vue imprenable sur le ciel et l’océan. Longue et fine comme une liane, la jeune Crâ arborait une belle crinière blanche, de laquelle pointaient des oreilles aux pointes effilées. L’œil vert et acéré, elle était dotée comme l’ensemble de ses compatriotes archers, d’un formidable don d’acuité. Alors qu’elle n’était qu’une enfant, l’archère avait été recueillie par Arona, qui l’avait tirée des griffes d’esclavagistes que lui et Anth avait arraisonnés, du temps de leurs premières escarmouches. Elle avait grandi à bord du Vagalame et s’était affirmée aux côtés du Sacrieur qu’elle avait fini par considérer comme son grand frère. Désireuse de lui prêter main forte au cours de ses multiples combats, elle s’était tournée vers le culte de Crâ et contrebalançait les techniques de combats au corps à corps du guerrier, par ses traits ajustés.​
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       Enveloppée dans une épaisse couverture, la jeune femme s’interdisait de fermer ne serait-ce qu’un Å“il. Occupant le poste de guet tout en haut de la vigie, Aria serait celle qui initierait le début des combats, en repérant la proie du capitaine. Mais la brume s’était épaissie récemment et la guerrière ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Le petit matin arriverait sous peu et dissiperait le brouillard. Et si les calculs d’Alaix et d’Arona étaient corrects, alors ils seraient en vue de leur objectif.​
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       Grelottant, la Crâ resserra d’avantage les pans de ses lainages. Chaque fois qu’elle expirait, une volute de buée s’échappait de ses lèvres. Soudain, son ventre se mit à gronder. Et comme pour la narguer, de délicieuses odeurs de ragoût étaient en train de monter à l’assaut du grand mât. Mât en haut duquel elle était perchée. Non loin, en équilibre précaire sur le cacatois porteur d’une grande voile carrée de misaine, Ymaj et Harry jouaient les rôles de gabiers. Chargés du travail de mâture, ils vérifiaient la qualité des gréements et veillaient à ce que les immenses toiles ne souffrent d’aucun accros. Porteurs de petites lanternes à la lumière discrète, ils évoluaient avec aisance dans les entrelacs de cordes, de toiles et de poutres, sans jamais perdre leur équilibre.​
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       Aria se redressa. Elle avait faim et souhaitait prendre une pause bien méritée. Ymaj accrocha son regard et opina du chef. Il allait la rejoindre quand des éclats de voix lui firent baisser les yeux vers le pont, plusieurs dizaine de mètres plus bas. Dotée d’un regard perçant, la Crâ l’imita et malgré la noirceur ambiante (le capitaine avait ordonné que l’on navigue tous feux éteints), elle reconnut les silhouettes de Winch Hexter et de Cilhex. Blasée, Aria accueillit Ymaj en soupirant.​
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       -Encore à se disputer ces deux-là !​
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      Le Pandawa sourit. A l’image de Harry, Ymaj était fin, agile et de taille moyenne. Sa musculature sèche et nerveuse en faisait un acrobate hors pair et s’il avait voulu se déplacer sur les cacatois en équilibre sur ses mains, nul doute qu’il aurait été en capacité de le faire. Au contraire de son compatriote S’Tabwar, le panda entretenait avec soin sa fourrure blanche et noire. Coiffé d’une iroquoise, Ymaj avait l’œil malicieux et affûté. Et si beaucoup se méprenaient au premier regard sur ses capacités au combat, bon nombre de ses adversaires déchantaient, quand le Pandawa leur balançait des uppercuts aussi puissants que Khaltos le Iop. Souriant, il accepta la main tendue de la Crâ et se retrouva à ses côtés, au poste de vigie. Se retournant, il jeta un Å“il amusé aux roublards qui se chamaillaient.​
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       -Je n’ai jamais trop compris ce qui se passe entre ces deux là, remarqua le jeune pirate.​
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Aria enjamba le rebord de la vigie et s’agrippa fermement à l’échelle de corde.​
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       -Je crois qu’ils n’ont tout simplement jamais pu se sentir.​
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       -Question de tempéraments je suppose.​
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     -Problème inhérent à Winch plutôt, assura la Crâ. Il a un sérieux souci avec les femmes. Je pense qu’il les aime trop.​
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       -Et cette Cilhex a vite sorti les griffes !​
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       -Une vraie tigresse ! sourit l’archère. Bon, je descends à la cambuse. Je te ramène quelque chose à manger ?​
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Le Pandawa secoua la tête.​
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       -J’ai déjà mangé. Et prends ton temps ! Profites-en pour saluer ton frère.​
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La jeune fille sourit.​

      

          -Merci Ymaj.​

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      Quand la jeune femme atteignit le pont supérieur, elle n’eut qu’à se pencher légèrement sur la droite, pour éviter une fine lame qui filait dans sa direction. L’arme alla se planter dans le bois du mât où elle vibra pendant quelques secondes encore. Jaillissant de derrière un tonneau, Winch Hexter se mit à rire, haranguant Cilhex.​
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       -Ratééééé ! Tu vieillis cocotte !​
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       Le dépassant sans dire un mot, Aria fit néanmoins les yeux ronds, quand elle vit que la roublarde n’avait plus que son bras gauche pour tenter de couvrir son opulente poitrine. Superbe enfant du Clan, Cilhex était une jeune femme à la chevelure noire et fournie. Aussi grande qu’elle était belle, elle prenait un malin plaisir à se jucher sur des bottes à talons aiguilles, faisant claquer le bois du plancher à chacun de ses pas. Affichant des formes parfaites, la roublarde était une des femmes les plus magnifiques et les plus affolantes du monde des Douze. Rares étaient les mâles qui ne succombaient pas à son charme. Mais la belle était revêche et difficilement abordable. Pour attirer son attention, il fallait au moins être aussi graveleux que Winch Hexter. Les joues rouge et les cheveux en bataille, la roublarde écumait de rage. Extirpant de ses longues bottes noires cinq nouvelles petites lames, elle arma son bras disponible.​
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       -Tu vas me le payer Winch !!! On aurait dû te garder aux fers pour tout le voyage !!!​
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       Bondissant comme un mulou, le brigand quitta précipitamment sa cachette. Aria ne l’avait pas remarqué au début mais Winch tenait un poignard à la main et, enveloppé autour de son bras-canon, le plastron de cuir noir de sa consÅ“ur, proprement découpé en deux. Agitant joyeusement son trophée, il évita chacune des lames que lui envoya Cilhex, poussant même l’affront, en interceptant une de ses armes en plein vol avec ses dents. La crachant, il balança ensuite à la figure de la roublarde, toute une série de sous-entendus osés, dont la grossièreté fit rougir Aria jusqu’à la pointe des oreilles.​
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       Sensiblement de la même taille que le capitaine, Winch Hexter ressemblait d’avantage à un Shushu jaillit de la Shukrute qu’à un être humain. Le crâne rasé, couvert de balafres et de tatouages, était sans arrêt recouvert d’un épais bandeau noir. Le tissu ne laissait voir que les yeux du bandit. Cruels et méchants, d’un rouge sanguin, ils donnaient l’impression que Winch pouvait déshabiller toutes les femelles du coin d’un simple regard. Vêtu lui aussi à la mode roublarde, Hexter était le plus souvent habillé d’un gilet noir. Sans manches, le vêtement était ouvert sur un torse mince où la peau tendue à craquer sur les os, semblait faire se mouvoir ses multiples balafres, à chacune de ses inspirations. Des cicatrices, Winch en avait récolté pas loin d’une centaine au cours de sa vie d’errance et de dépravation. La plus impressionnante restait celle qui ceinturait sa gorge de part en part. Qui que ça puisse être, la personne qui avait tentée de l’égorger, avait bien failli réussir son coup. Mais elle avait vraisemblablement échoué car le roublard écumait depuis le Monde des Douze, foutant joyeusement le bordel où qu’il se rende.​
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       Mais Aria réservait son jugement quand au roublard. Aussi incroyable que cela puisse être, de nombreuses personnes semblaient l’apprécier. A commencer par le capitaine qui l’avait nommé artilleur en chef et qui appréciait par-dessus tout de canarder à tout va, assisté de celui qu’il surnommait : « son pote de bastos ». Albynn, l’Eniripsa capturé un peu plus tôt par Anth Ourloup, avait lui aussi noué des liens très forts avec le roublard. Et même Or Azur, qui s’en était pourtant pris plein la figure (et le dos) il y a encore peu de temps, excusait ses frasques de bon grès. Il lui était encore difficile de croiser le pirate sans virer au rouge fuchsia, mais elle en était venue à compter sur lui en cas de coups durs. Ça, et le fait que Winch Hexter semblait étonnement bien s’entendre avec pas mal de gens parfois recommandables, Aria ne pouvait que croire en la présence d’un peu d’humanité chez le roublard. Son estomac grondant de plus belle, la Crâ se détourna de la rixe entre les deux pirates. Parvenu à l’arrière du navire, elle s’apprêtait à entrer dans la cambuse quand un cri déchirant lui vrilla les tympans.​
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       -AAAAAAAAH !!!!!!!!!!!! AH LES PESTES !! LES GARCES !!!!!!!​
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       Aria reconnut aussitôt la voix de Lear. Persuadée que celui-ci était en danger, elle enfonça la porte d’un coup d’épaule, projeta son bras en arrière, saisit son arc et le banda dans la seconde, matérialisant aussitôt un trait de glace. Mais quand elle vit la petite poupée Sadida, étendue sur le sol et recouverte d’un flot de peinture bleue, elle faillit pouffer de rire. Hilare, Résie jaillit d’une porte du couloir, tapant joyeusement dans ses mains.​
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       -Héhéhé ! J’ai gagnéééé ! Il a poussé la porte de gauche !!​
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Sortant à son tour de sa cachette, Or rejoignit son amie, en s’aidant de la paroi de bois pour se guider.​
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       -Hé une minute ! C’est facile de dire ça alors que je ne vois rien !​
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       -La peinture est bleue, c’est donc la porte de gauche qu’il a poussé !​
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       Pestant et râlant, Lear tentait tant bien que mal de se redresser. Mais à chaque fois qu’il semblait y parvenir, ses petites pattes pelucheuses glissaient et il dérapait de plus belle. Sifflant de colère à l’intention des deux comparses, il les noya sous un torrent de menaces et d’injures qui firent pâlir la jeune Xelor. Rengainant son arc, Aria s’avança et pointa du doigt la poupée.​
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       -On peut m’expliquer ?​
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       Bien qu’elle ne puisse pas la voir, Or reconnut aussitôt la voix d’Aria, la sÅ“ur d’Arona Demetriel. Baissant la tête, Azur lui confia avoir accepté un pari avec Résie. L’objectif avait été de piéger Lear en plaçant en équilibre sur deux portes menant au mess, deux pots de peintures de couleur différente. Bleue pour Résie, rose pour la Xelor. Aria soupira et se pencha, ramassant la poupée qui manqua de lui mordre un doigt.​
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       -Je vais te faire prendre un bain Lear.​
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       Le Sadida cessa aussitôt de râler. Les petits boutons de nacre qui lui servaient d’yeux, parurent se mettre à briller. Se bouinant avec délice contre la poitrine de la Crâ, il s’exclama :​
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       -Oh oui, nettoie-moi s’il-te-plaît Aria !​
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Hilare, Résie s’écarta pour laisser passer la grande archère. Et au passage, la jeune femme s’adressa à Or.​
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       -Ah au fait Azur, c’est bien Résie qui a gagné. La peinture est bleue.​
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       Et si Lear était à présent aussi coloré qu’un bleuet, Or quand à elle, virait au rouge tomate. Lui assenant de gentils coups de coudes dans les côtes, Résie lui murmura :​
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       -Qui c’est qui va porter le kafay à Kal et Arona ? C’est Zuzuuuuu !^^

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