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Voiles au large

        La nuit était sombre et noyée de brume. Implacable, la proue de bois noir fendait les flots, déchirant l’écume. Le fier navire n’avait que faire du froid et des ténèbres. Craquant et grinçant, il voguait sans relâche depuis près de trois jours. Imposant clipper de trente-cinq canons, il battait pavillon Vaudoo. Navire à haute voilure, extrêmement rapide, le Vagalame était doté de trois immenses mâts. Chacun supportait près de sept voiles, de la grande voile aux huniers, des perroquets aux cacatois. Tout en haut du grand mât central, un large et long drapeau noir se fondait dans les ténèbres. Teinté de blanc, un crâne grimaçant surmonté d’un haut-de-forme, signait l’appartenance du navire. La Vague Vaudoo était en chasse. Debout dans la nuit, un des seconds du capitaine tenait fermement la barre.

       

       Khaltos le Iop se serait fondu dans l’obscurité régnante si sa chevelure dorée ne le trahissait pas. Immense, le Iop accusait sans frémir deux bons mètres de muscles et de vigueur. Véritable géant parmi ses camarades, il faisait trembler le plancher à chacun de ses pas, réveillant parfois ses camarades endormis dans les quartiers d’équipage. Revêtu d’un long manteau fourni de plumes noires, le grand guerrier portait parfois à son Å“il droit, un monocle, qui ne cachait en rien son regard calme et assuré. Il connaissait bien l’océan. Il avait appris, au cours de ses trop longues années d’errance, à arpenter ses creux, ses vallées, à contourner ses pièges et à braver ses fureurs. Au milieu de la mer, ses anciens démons retournaient au passé. Cela faisait trois jours qu’ils naviguaient. Trois jours qu’il n’avait pas  pas touché à une seule bouteille de bourbon.
     

     Â« Pourvu que ça dure, pensa avec justesse le géant. J’ai besoin d’avoir les idées claires. »
       

      Non loin, campé à l’extrémité tribord de la dunette, Arona Demetriel sondait le ciel. Armé d’un sextant, le Sacrieur avait pour mission de relever la position des astres. Egalement Second du capitaine, il assistait la cartographe de ce dernier. La lourde responsabilité de ne pas perdre le cap lui incombait. Grand, la peau noire, la chevelure de neige et les oreilles pointues, le disciple de la Déesse portait sur le monde un regard blanc. Véritable pilier de la Vague, il était le frère d’arme du capitaine depuis plus d’une décennie. D’un calme olympien, il était le stratège de l’équipage. Avisé et réfléchi, il avait cette réputation de ne jamais prendre de décision à la légère. Rien n’échappait à son regard perçant. Pas même les tricheries de Résie aux cartes. Amusé, il s’autorisa un mince sourire quand S’Tabwar se lamenta pour la énième fois. Quelle mauvaise idée que d’affronter l’Ecaflipette. Placide, Arona reprit ses observations. Sans quitter le ciel du regard, il s’adressa à son camarade Iop.
     

      -Pivote de dix degrés sur bâbord. On ne peut se permettre de perdre le cap. 
     

     Sans un mot, le géant empoigna fermement deux des cadrans de la barre. Relié au safran par l'intermédiaire de poulies et de drosses, le massif cercle de bois était extrêmement difficile à manier et il fallait un certain doigté pour incliner le Vagalame de seulement dix degrés. La correction faîte, Khaltos adressa un sourire narquois au Sacrieur.
   

      -Tu es bien pointilleux. Nerveux ?
 

Arona haussa les épaules.
     

     -Tu imagines la tête du capitaine si on perd le cap ?
 

Le Iop grimaça.
     

     -Même pas en rêve.
 

Le Sacrieur opina du chef.
     

     -Cette nuit est propice à notre approche mais la moindre erreur pourrait nous être fatale.
   

     -La brume est notre alliée.
     

     -Alors tâchons de ne pas nous y perdre.
 

Le grand Iop fit craquer les jointures de ses doigts sur les cadrans de bois.
     

     -Vivement qu’on aborde cette garce ! J’ai les poings qui me démangent !
 

Arona eut un sourire en coin.
     

     -Garde tes forces pour l’attaque.
   

     -Je pourrais m’échauffer un peu. Sur notre maître artilleur par exemple ?
 

Le Iop grimaça méchamment à l’évocation du canonnier. Arona retourna à ses étoiles.
     

     -On a besoin de lui. Retiens-toi. Mais quand ce sera fini, je te promets de le tenir pendant que tu le passes à tabac.
     

     Le rire de Khaltos résonna dans la nuit. Plus bas, sur le pont supérieur, Résie abattit son dernier as. Son adversaire poussa un cri de dépit. Jetant ses cartes, il pointa un doigt accusateur vers la jeune femme.
     

     -Tu as triché Résie Stance !
     

     -Prouve-le, panda !
     

     S’Tabwar en resta cois. Pestant et rageant, il se leva et retourna aux tâches qu’il avait laissées vacantes, le temps d’une partie avec l’Ecaflipette. Que n’avait-il pas eu l’idée saugrenue de la défier sur son terrain de prédilection ? Stance avait empoché tous ses kamas sans frémir d’une moustache. Fine et élancée, la jeune femme arborait une fourrure blanche que la rosée du brouillard ne mouillait qu’à peine. Ses yeux de braise fixés sur le dos de son dernier adversaire, elle attendit qu’il ait disparu dans la cambuse pour s’autoriser un petit sourire satisfait. Non loin, assise en tailleur sur un tonneau, sa comparse Anaye lançait une ligne de pêche à l’eau.
     

      -Encore un de plumé. Tu vas finir par me surpasser à ce petit jeu.
     

     Résie Stance partit d’un rire joyeux. Amassant ses Kamas, elle en fit le compte et parut satisfaite. Faisant teinter l’or en le laissant choir dans sa bourse, elle se tourna vers son amie.
     

      -Alors ? Ça mord ?
   

    Anaye demeura de marbre. Seconde Ecaflipette de l’équipage, elle arborait, au contraire de sa consÅ“ur, une fourrure couleur chocolat. Les cheveux blancs et ébouriffés, elle était la plus qualifiée en termes de pêche. Sa tunique bleue était parsemée d’hameçons et de crochets, de leurres et de pochettes garnis d’appât en tout genre. Anaye était la seule pêcheuse du monde des Douze capable d’appâter des poissons chats avec des poils de rats. Mais ce que peu de gens savaient, c’est qu’elle était aussi une redoutable chasseuse de tête, fidèle à son capitaine. Et qu’elle était complètement dénuée du sens de l’humour. Aussi arborait-elle, quoi qu’il advienne, un visage des plus neutres.
     

      -Pas des masses. Le vent souffle fort et nous allons trop vite pour que les poissons aient le temps de sentir l’appât.
 

Résie parut intriguée.
     

     -Bah pourquoi tu t’embêtes à pêcher à la ligne ? Passe au filet !
 

Anaye leva la tête.
     

     -La dernière fois que j’ai jeté un filet, j’ai réussi à balancer Or à la mer. Elle s’était pris les pieds dans les mailles.
 

La cadette éclata de rire.
     

     -Sacrée gamine ! Tiens, je vais la défier aux cartes. Je ne sais pas où elle planque ses Kamas mais je peux au moins  tenter de lui en extorquer quelques uns.
     

     -Elle doit être aux cuisines avec S’Tabwar. Elle a perdu un pari et se retrouve de corvée patate ce soir.
   

     -Et contre qui a-t-elle perdu cette fois-ci ?
     

     -Notre artilleur en chef.
 

Résie haussa les épaules.
     

     -Le vicieux. Or est une proie facile. Je vais lui apprendre moi, à s’attaquer à plus petit que soi !
 

Anaye se contenta de hausser les épaules tandis que son amie tournait les talons.
   

    -C’est culotté de la part de quelqu’un qui va justement tenter de plumer la gamine.
 

    En route vers la cambuse, Résie arriva au gaillard d’arrière puis emprunta la coupée qui débouchait sur le pont principal. Non loin, un jeune homme était accroupi auprès d’un des énormes canons noirs, vérifiant ses amarres. Un grand phorreur aux griffes et aux défenses d’or le suivait partout, où qu’il se rende. Arborant une crinière blanche, le jeune pirate était de taille moyenne et affichait un physique sec et nerveux. Ã‚gé d’une vingtaine d’années à peine, il était doté d’une jambe de bois, que son long pantalon masquait. De ce fait, c’était aux claquements qu’il produisait en marchant, qu’on reconnaissait Harry Cow. Résie le salua de loin, pressée qu’elle était d’empocher ses prochains Kamas. En chemin, elle repensa à ce qui s’était passé trois jours plus tôt.

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