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Sang-douleur

        Soudés l’un à l’autre, le Vagalame et le Mululement Frelaté faisaient corps dans la tempête. Prenant chacun l’eau, les navires grinçaient et craquaient de concert, malmenés par des vagues gigantesques. Parvenu au cÅ“ur de la tempête, le couple de voiles et de bois était à présent piégé dans un vortex de vents, d’écume et de grêlons, gros comme des Å“ufs de pioulette. La pluie s’était muée en averse de glace, terminant de déchirer ce qui restait de voiles aux deux navires. Sur le pont martyrisé de la caravelle, un Sacrieur se préparait à livrer bataille.​
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      Si Khaltos avait été repoussé sur le pont du Vagalame, Arona Demetriel lui, tenait bon. Cerné par cinq adversaires, il s’autorisa le temps d’une fraction de seconde pour analyser la situation. Les Osamodas avaient invoqué trois mulous-garous aux babines retroussés sur des crocs luisants de salive. Enragées, les créatures ne tarderaient pas à subir de douloureux coups de fouets, les galvanisant d’avantage. Les deux Sram et l’Ecaflip n’étaient pas en reste. Dagues et cartes dégainées, ils attendaient qu’Arona fasse le premier geste. Du coin de l’œil, le Second vit que son capitaine riait de bon cÅ“ur, tailladant joyeusement ses adversaires. Anth Ourloup était un bretteur exceptionnel et sa plus fine lame le secondait. Arona n’était pas inquiet outre-mesure et revint à son propre combat. Du coin de l’œil, il perçut un mouvement. Un des muloups-garous avait échappé au contrôle de son maître et s’apprêtait à lui bondir dessus. Ramassée sur ses pattes, la créature le regardait avec convoitise.​
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         Propulsant son bras droit, le Sacrieur fit jaillir hors de sa peau, ses noirs tatouages. Surpris par la célérité du geste, le Sram visé tenta d’intercepter les marques avec sa dague. Mais l’encre bondit de côté, ricocha sur le pont et revint à la charge, prenant par surprise le pirate par les flancs. Au même instant, le garou bondit, toutes griffes dehors. Les jambes engluées par les tatouages, l’homme de Deenah Mythe servit de contrepoids à Arona. Usant de ses marques pour bondir par-dessus le Sram, le Second du capitaine intervertit leurs places respectives en moins d’une seconde. Les crocs acérés du muloup déchirèrent le visage de l’assassin, en lieu et place du Sacrieur.​
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         Â« Et d’un. »​
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        Poussant un cri, un des Osamodas enfourcha le loup qu’il avait invoqué et talonna les flancs de la créature. Laissant couler les marques de ses jambes jusqu’au sol, Arona souda ses propres pieds au bois de la caravelle. Quand le muloup fut sur lui, il effectua une brutale torsion des hanches, faisant craquer ses propres os. Sentant la douleur affluer, le Sacrieur perçut l’adrénaline se déverser à flot dans ses veines. Il avait mal et il adorait ça. Des deux mains, il saisit le museau et la mandibule du muloup, à l’instant où la tête de ce dernier frôlait son propre visage. Tous ses muscles à l’agonie, Arona se régala de sentir la mâchoire de son assaillant se déchirer, à mesure qu’il écartait ses mains. La bête et le guerrier demeurèrent ainsi, figés dans l’effort durant trois longues secondes. Les yeux révulsés, le garou finit par abdiquer. Ouvert en deux jusqu’à l’échine, il s’écroula dans un immonde gargouillis de chair, d’os et de sang. Furieux, son cavalier arma son fouet. Souriant d’extase, Arona laissa le crin lui entailler la joue droite. Jurant, son adversaire arma de nouveau son bras mais le Sacrieur s’était déjà emparé de son fouet. Tirant violemment dessus, il éjecta l’Osamodas hors du dos de la bête agonisante. Le pirate alla s’impacter contre un fût rempli de boulets de canon et demeura inanimé.​
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        « Et de deux. »​
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        Bourrant de coups de pieds l’invocateur évanoui, un Ecaflip jura. Le Sacrieur ne perdait pas de temps et défonçait déjà, à grands coups de poings, la boîte crânienne du muloup qui s’acharnait sur le cadavre du Sram. L’Ecaflip vit qu’un des Osamodas avait fui, laissant son compatriote aux prises avec le terrifiant Arona. Le manipulateur de carte sentit sa tête bourdonner. Ils avaient sous-estimé ce Second là.​
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         Autant ils s’étaient tous méfiés du gigantesque Iop, autant ils avaient oublié que sous ses airs calmes et placides, Arona Demetriel demeurait un Sacrieur. Friand de sang et de douleur, le redoutable guerrier semblait s’être métamorphosé en bête enragée, dès les combats entamés. Et malgré tout, malgré le sourire monstrueux qu’il affichait, le Second du capitaine conservait toute sa lucidité. Calculant, anticipant sans arrêt, il était un stratège de génie et ses adversaires l’apprenaient à leurs dépends. Cependant, le Sacrieur n’était pas non plus invincible. Et quand bien même lui conféraient-elles toujours plus de puissance, ses blessures finiraient par lui faire ployer le genou. Bien décidé à le saigner à mort, l’Ecaflip s’apprêta à charger son adversaire.​
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          Quand il sentit que ses pieds étaient soudés au sol, il manqua de s’étouffer de surprise. Médusé, il vit qu’une masse gluante et noirâtre s’était agglutinée autour de ses chevilles. La chose avait jailli à travers les minuscules fentes du plancher et l’avait entravé, sans même qu’il s’en rende compte. Sentant son cÅ“ur s’emballer, le pirate leva les yeux vers Arona. Ce dernier avait saisi le dernier Osamodas à la gorge et lui écrasait lentement la trachée de la main droite. Déglutissant, l’Ecaflip vit que le Sacrieur lui souriait d’un air mauvais. Son bras gauche était tendu vers le sol et ses marques s’étaient écoulées à travers le plancher jusqu’à rejoindre ses pieds. Le pirate n’eut que le temps d’écarquiller les yeux qu’il se sentit happé vers le bas. Ramenant à lui ses tatouages, Arona lui fit traverser le plancher à deux reprises avant de balancer son corps hérissé d’éclats de bois à la mer. Puis, quand l’Osamodas passa du mauve au gris, il le lâcha enfin.​
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         Â« Trois et quatre. »​
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        Mais le corps de son adversaire n’avait pas encore touché le sol qu’une douleur effroyable lui déchira l’épaule. Les crocs plantés dans sa chair, le dernier garou entama une vicieuse torsion de son large cou. Sentant ses os se briser, Arona comprit qu’il touchait là ses limites. Propulsant son bras droit, il attrapa la bête par l’échine et tira violemment dessus. Hélas, la bête enragée ne semblait pas décidée à lâcher prise. Saigné à mort, le Sacrieur fut écÅ“uré de voir son champ de vision se couvrir de tâches rouges. Sentant qu’il perdait pied, Arona jura. Se résignant à appeler à l’aide l’un de ses camarades, il fut surpris de sentir la pression sur son épaule se relâcher brutalement. Libéré, il réussit tant bien que mal à ne pas s’effondrer. Portant une main à son épaule déchiquetée, le Sacrieur s’appuya à la rambarde et fit volte-face, prêt à défendre chèrement sa peau.​
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        Mais la bête était hors d’état de nuire. Le mulou-garou gisait sur le pont, convulsant de façon atroce. Les yeux renversés en arrière et de l’écume rosâtre aux lèvres, l’invocation agitait follement ses pattes dans tous les sens. Quand enfin vinrent ses ultimes sursauts, une chose minuscule jaillit de derrière l’animal. Trottinant sur ses petites pattes pelucheuses, une poupée Sadida adressa à Arona, un sourire garni de petites dents acérées. Un mucus noirâtre dégoulinait encore de ses crocs, souillant son ventre pelucheux.​
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        -Salut mon pote ! Alors, on flanche ?​
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Le Sacrieur n’en crut pas ses yeux.​
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        -Lear ?! Je t’avais donné l’ordre…​
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La créature essuya d’une patte le poison qui dégoulinait de ses canines.​
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        -Hé ! Chuis pas une bébé-sitter ! Et t’as d’la chance que j’tai pas obéi. Regarde-toi, on dirait que t’as mal espèce de maso !​
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Arona siffla.​
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         -Pas faux. Ça pique un peu. Où est Albynn ?​
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La poupée pointa du doigt la dunette du Vagalame.​
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     -Avec Résie et S’Tabwar. J’ai vu que la miss s’était prise une flèche. Je t’escorte jusqu’à lui grand guerrier ? demanda-t-il avec ironie.​
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        -Keuf, cracha Arona. Toi ? T’as dû cramer toute ta réserve de poison !​
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Lear grinça des dents, faisant grimacer Arona.​
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        -J’ai d’autres armes en réserve.​
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Trottinant jusqu’au Sacrieur, la poupée désigna ensuite son ventre rebondi.​
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        -Ouvre-moi le ventre.​
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Arona fit les yeux ronds.​
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       -Pardon ?​
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       -Ouvre-moi le bide ! Allez !​
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       -C’est pas que j’en ai pas envie, après ce que t’a fais à Aria…​
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       -C’était juste un bain !!​
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       -Mais je vois pas en quoi…​
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       -Raaaah, fais péter les coutures j’te dis ! T’as vu mes patounes ? Comment veux-tu que je le fasse moi-même ?!​
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       Le Sacrieur cessa de tergiverser. Si Lear était bel et bien capable de l’amener jusqu’à Albynn, alors il devait lui faire confiance. Saisissant la poupée par la taille, il trancha d’un ongle les coutures du petit ventre rebondi. De la mousse en jaillit, ainsi qu’une multitude de petites graines qui s’éparpillèrent sur le pont. Médusé, Arona vit que pas moins de dix ou douze d’entre elles s’étaient enracinées sur le pont. Germant en quelques secondes sous l’effet de la pluie, elles explosèrent dans une série de « plop », faisant jaillir du pont de souriantes petites poupées. Rondes et gauches, les créatures se regroupèrent autour du Sacrieur qui eut un mouvement de recul. Adressant un regard qui en disait long au Sadida, il marmonna :​
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       -Lear…c’est carrément glauque ! On dirait ta progéniture !​
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La poupée ensorcelée parut le foudroyer de ses petits yeux de nacre.​
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       -C’est les Eniripsas qui s’moquent de la charité là ! Non mais tu t’es vu tout à l’heure, s’pèce de boucher ?!​
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        Arona haussa les épaules. Le mouvement le fit grimacer. Ainsi escorté de poupées explosives, il avait une chance d’atteindre Albynn et de se faire soigner. Mais il rechignait à abandonner son capitaine sur le pont de la caravelle. Devinant ce qui le tracassait, Lear lui tapota le nez d’une patte et de l’autre, lui indiqua la partie tribord du Mululement Frelaté. Rendant coup pour coup, Ymaj avait à son tour réussi à gagner le pont adverse. Arona sourit. Le Pandawa était lui aussi un expert du corps à corps et les rangs ennemis s’étaient bien clairsemés depuis le début des hostilités. Adressant un signe au capitaine qui lui répondit par un joyeux sourire, le Sacrieur finit par se résigner.​
Anth et sa compagne allaient bientôt recevoir du renfort. Khaltos et Cilhex ne tarderaient pas à imiter Ymaj et, perché dans les mâtures de la caravelle, Winch jouait avec les derniers Crâ embusqués. La victoire serait bientôt à portée de main.



 

 



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